L’origine de ce manuscrit est demeurée incertaine. Les quelques études menées à son sujet 1 n’ont jamais permis de la déterminer avec certitude. Dans le Catalogue des manuscrits médiévaux conservés à Porrentruy et dans le canton du Jura (1999), Romain Jurot rapporte l’examen fait en 1983 par le P. Huot sur les versets alléluiatiques des dimanches après la Pentecôte en utilisant les notes prises par Dom Beyssac (1877-1965). D’après lui, le manuscrit « est à rattacher plus directement à la tradition prémontrée qu’au diocèse de Liège » dans lequel il était coutume de voir son origine2.
Plusieurs constats s’imposent.
Tout d’abord, le manuscrit est noté dans une notation messine qui n’est pas une notation habituelle dans l’espace jurassien.
Deuxièmement, le manuscrit a été très tôt à Bellelay, sans doute dès 1160 comme en témoigne l’acte de donation figurant au début, ce qui constitue un paradoxe.
Troisièmement, le manuscrit a été amplement amendé et corrigé, preuve qu’initialement ce n’était pas une source typiquement prémontrée ou, dans ce cas alors, une source témoin d’une liturgie en pleine gestation. Dom Lefèvre, dans son ouvrage consacré à la liturgie de Prémontré3, prend presque toujours comme témoin de référence le missel d’Arne (Paris, BnF, lat.833)4 mais le Graduel de Bellelay, à la comparaison, révèle un ensemble liturgique et musical souvent antérieur.
Quatrièmement, le manuscrit ne contient pas dans le sanctoral de mentions des saints locaux jurassiens à l’exception de S. Imier, patron de l’abbaye jusqu’en 1192, mais dans une mention postérieure ajoutée au début du XIIIe siècle. Le Graduel n’a donc pas été confectionné à Bellelay ou pour Bellelay et nous rejoignons sur ce point les conclusions de Romain Jurot.
Une hypothèse peut être formulée. Le manuscrit a été donné pour Bellelay. Il pourrait provenir alors de la maison-mère de Bellelay – l’abbaye du Lac de Joux dont l’existence est connue dès 1126 – laquelle était une fille de l’abbaye Saint-Martin de Laon avec laquelle elle entretenait d’étroites relations5. Cette proposition expliquerait au moins la présence de la notation messine avec laquelle ont été copiées les mélodies contenues dans le Graduel puisque la région de Laon s’inscrit naturellement dans l’espace géographique où ce type de notation rayonne. Cette remarque implique aussi que le manuscrit existait avant la fondation de Bellelay ce qui n’est pas impossible vu les nombreuses corrections postérieures figurant dans le manuscrit concernant l’ordo liturgique mais aussi la présence de compositions particulières qui, comme nous l’étudierons, ne doivent rien au Jura ni même forcément aux Prémontrés.
Pour éclaircir le mystère des origines de ce manuscrit, nous apporterons des arguments de plusieurs ordres :
A. L’étude des listes d’alléluias.
Les principales remarques porteront ici sur l’analyse de la liste des alléluias des dimanches après la Pentecôte et sur la liste des alléluias après Pâques.
Dans son ouvrage La liturgie de Prémontré, Placide Lefèvre indique que pour les alléluias des dimanches après la Pentecôte « la succession ou le choix des alléluias à chanter est très variable dans les missels authentiques du XIIe siècle, du moins à partir du neuvième dimanche. Une fois de plus, l’ordo de la fin du XIIe siècle y a porté remède 6». L’analyse de la liste des alléluias des dimanches après la Pentecôte peut donc se révéler d’un grand intérêt. Le tableau suivant compare l’état original du Graduel (BEL) et les corrections apportées (BEL’) avec deux témoins prémontrés majeurs (PRE et 833) et trois sources représentatives de l’origine supposée du Graduel de Bellelay (Louvain, Liège et Andenne).
Dans le Graduel de Bellelay, cette liste montre qu’à partir du dimanche XVII et jusqu’au dimanche XXII, le manuscrit a été corrigé au XIIIe siècle, par une série d’additions, pour se conformer à l’usage prémontré (PRE qui reprend l’une des premières grandes sources prémontrées, le missel d’Arne, BNF ms. lat. 833) mais la liste psalmique originale renvoie aux usages de la région de Louvain, Liège et de l’abbaye d’Andenne proche de Namur dont le Graduel de Bellelay est manifestement proche.
Une seconde liste de versets alléluiatiques est intéressante : c’est celle des versets des alléluias après Pâques qui comprend les versets des alléluias de la semaine après Pâques et les versets des alléluias des dimanches après Pâques.
Lefèvre écrit à ce sujet que la série des alléluias [Nonne cor nostrum – Surrexit Dominus vere – Surrexit Altissimus – Surrexit Dominus et occurens – Surrexit pastor bonus] « est inconnue dans le missel romain actuel ». A l’exception de Surrexit Dominus vere et Surrexit Altissimus, « aucun d’entre eux ne figure à l’Antiphonale missarum sextuplex. Tous cependant font partie de la tradition canoniale et sont décrits par OL.7, pp. 71-72, dans le chapitre spécial relatif aux alléluias du temps pascal. […] Quoique tous les chants en question paraissent dans les deux missels du XIIe siècle, leur répartition n’y est pas totalement conforme à celle prescrite par OL. 8 ». De fait, c’est le constat que l’on peut observer dans le Graduel de Bellelay. Nonne cor nostrum est bien chanté le lundi de la semaine après Pâques et Surrexit Altissimus le vendredi conformément à OL et ce dans toutes les versions mais pour les autres féries, le choix est effectivement plus aléatoire. Pour les versets alléluiatiques de la semaine après Pâques, la liste de Bellelay diffère assez largement de la source prémontrée la plus autorisée (Missel d’Arne, Paris, BNF lat. 833) et se rapproche fortement de la liste donnée par Andenne 2.
Une seconde liste [p. 216] confirmée par une addition marginale du XIIIe siècle fait suite : elle est davantage conforme à l’usage de Prémontré. Elle présente cependant une originalité très remarquable. L’alléluia Surrexit Christus et illuxit existe dans deux versions mélodiques, l’une communément répandue et connue des Prémontrés (Surrexit 1), l’autre rare (Surrexit 2). Nous voyons très bien sur le feuillet 216 qu’une correction a été voulue sur cet alléluia pour se conformer à l’usage prémontré dont témoigne lat. 833 et qui ne donne que la première version. Mais, à Bellelay, le correcteur n’a pas su vraiment choisir entre les deux versions de ce verset et il n’a pas eu la main heureuse. Il a commencé à gratter la bonne version en laissant intacte la « version 2 » qu’il aurait du faire disparaître. C’est ce qui explique la mention marginale qui vient a posteriori préciser avec sûreté l’usage que l’on doit suivre en omettant bien évidemment la seconde version mélodique de ce verset.
Cette version mélodique rare n’est pourtant pas unique. Le Graduel d’Andenne connaît également les deux versions de ce verset d’alléluia et donne la seconde dans une distribution liturgique proche. Le Graduel de Bellelay est donc à rapprocher des sources d’Andenne, encore une fois.
Certaines particularités du Graduel de Bellelay confirment les liens déjà observés avec d’autres sources du nord de la France et du sud de la Belgique.
Le Samedi-Saint, « le diacre entonne l’Exultet et bénit le cierge auquel sera rattaché la charte pascale. […] Consignés à la fin du XIIe siècle, ces rites se retrouvent dans des missels plus anciens. Dans celui d’Anvers9, toutefois, on rencontre en plus l’hymne de Prudence Inventor rutili que ne mentionne ni l’ordo ni les missels d’Arne ou de 1578 10». Cette hymne présente aussi dans le rite de Sarum est un vestige gallican11 qui demeure dans le Graduel de Bellelay (f. 184) en étant placée dans le manuscrit avant le chant de l’Exultet.
Outre le second verset d’alléluia sur Surrexit Christus et illuxit déjà mentionné, il faut citer l’alléluia Clamaverunt - Resurrexit Christus. Lefèvre précise que « l’observance liturgique actuelle de Prémontré détermine comme suit l’emploi de […] Clamaverunt justi aux fêtes du sanctoral de trois leçons durant le temps pascal … Cet usage est conforme à la loi reçue depuis la fin du XIIe siècle 12 ». Ce timbre musical très spécifique a sans doute connu une histoire complexe. Toutes les sources de la région Liège - Namur13, à l’exception notable du Graduel d’Andenne (Andenne 1), et toutes les sources prémontrées ont cet alléluia dans le Sanctoral pour les saints Tiburtii & Valeriani, Vitalis, Gordiani & Epimachi, Nerei, Alexandri. Dans le Graduel de Bellelay, il y a eu l’ajout de l’incipit Resurrexit pour s. Tiburtii et un remaniement total pour s. Vitalis où les deux incipit ont été notés par une main postérieure après le grattage d’un alleluia préexistant. Par ailleurs, la mention au temps pascal ne concerne que Bellelay et Andenne 1 (cf. Annexe 2); les sources prémontrées ne le citent pas à cet endroit. On peut donc penser que cet alléluia fait partie d’un fonds local ancien dans lequel a puisé le sanctoral prémontré. Dans les occurrences de cette composition, le Graduel de Bellelay affirme cependant une parenté supplémentaire avec le Graduel d’Andenne.
Certains alléluias révèlent des indices supplémentaires comme l’alléluia Laetamini. Concernant cette pièce, Lefèvre note « qu’il ne figure pas au missel d’Arne [BnF lat. 833] ; au graduel de Tongerloo il est noté dans le plagis tetrardi, avec la mélodie des alléluia Diffusa est et Caro mea ; le graduel moderne, p.38, lui a sonné une mélodie qui ne manque pas de charme, dans le deuterus authenticus, mais qui ne semble pas avoir appartenu à la tradition authentique de Prémontré 14 ». Nous remarquons que cette mélodie indiquée comme n’étant pas d’origine prémontrée est précisément celle donnée par le Graduel de Bellelay : c’est une leçon originale, non répertoriée dans le catalogue thématique des alléluias par Karl Schlager mais présente aussi dans le Graduel d’Andenne (Andenne 1).
Un dernier point distingue encore le Graduel de Bellelay de la tradition prémontrée : il s’agit des offertoires et de leurs versets. Pour Lefèvre, la question est ainsi posée : « le rit de Prémontré connaît-il ou a-t-il connu ces versets et ces répétitions ? Sauf à la messe des défunts, on ne trouve pas de versets d’offertoire dans les deux missels authentiques du XIIe siècle15 ». Si effectivement, la tradition prémontrée n’a pas retenu l’usage de chanter les versets d’offertoire, le Graduel de Bellelay dément cette affirmation puisque, précisément, les offertoires sont accompagnés de leurs multiples versets.
D’autres particularités du répertoire rejoignent en partie ce que Lefèvre explique comme étant des particularités du cycle annuel dans le rite prémontré16. Leur appréciation dans le Graduel de Bellelay permet de mieux situer ce manuscrit dans l’élaboration générale de l’ordo prémontré sans que l’on puisse distinguer si les compositions incriminées appartiennent purement au rituel prémontré ou se situent seulement dans l’aire géographique où l’ordre s’est développé, ce qui, dans bien des cas, se confond. Dans cette perspective, il est intéressant d’étudier les modifications de pièces, les ajouts d’offices pour considérer comment on a fait rentrer le Graduel de Bellelay dans l’usage prémontré, avec parfois un certain degré de variation.
Ainsi, « la messe du deuxième dimanche de Carême est Reminiscere, avec l’évangile de la femme cananéenne et, primitivement, un trait évoquant cet épisode évangélique. Ce trait fut remplacé à la fin du XIIe siècle par le texte psalmodique Confitemini, adapté à la même mélodie du protus plagal17 ». C’est bien ce que l’on trouve dans le graduel de Bellelay en soulignant que justement le Trait Confitemini (f.94) est écrit et noté avec une main postérieure du XIIIe siècle sur un texte préalablement gratté.
Pour la Purification, on chante avant la rentrée au chœur, l’antienne Responsum accepit avec le verset Hodie beata virgo (f.284 & 285). Cet usage est très ancien et déjà présent dans les formulaires du XIIe siècle. Pour l’Assomption, la messe est « missa summa avec chants particuliers 18 » et c’est le cas pour Bellelay. L’alléluia chanté est celui conforme à la prescription de l’ordo, c’est-à-dire l’alléluia Assumpta est non pas avec la mélodie de l’alléluia Justi epulentur comme le signale Lefèvre, mais avec une mélodie originale en 4ème mode que l’on en retrouve ni à Andenne, ni dans le missel d’Arne.
Pour saint Jean-Baptiste, si la messe matinale Justus ut palma a été abandonnée depuis les temps modernes dans le rituel prémontré, elle figure dans les livres de chœur du XIIe siècle et dans le Graduel de Bellelay (f. 309).
Deux des trois antiennes mariales dans la tradition canoniale sont dans le Graduel de Bellelay : Ibo mihi ad montem et Quam pluchra es. Manque O virgo virginum. A propos de ces antiennes, « O.L., p. 86, qui prescrit de les chanter à l’issue de la procession dominicale, la première depuis l’octave de la Trinité jusqu’au mois d’août, la seconde depuis le mois d’août jusqu’au mois d’octobre, est toujours en usage. La mélodie remarquable de ces cantilènes est notée dans le graduel de Tongerloo du XIIIe siècle, fol. 82v-83, et dans le processionnal moderne, pp. 132-13519 ». Le Graduel de Bellelay les contient déjà, dans deux ajouts placés en tête du manuscrit. De même pour l’antienne Ecce carissimi, pour la procession dominicale pendant les trois premiers dimanches de l’Avent et l’antienne Dum fabricator pendant l’adoration de la Croix, le Vendredi-Saint.
Les corrections de seconde main ajoutées dans le Graduel de Bellelay témoignent de la manière dont on a révisé le contenu du manuscrit pour l’affilier à l’ordo prémontré. Cet état de fait montre aussi que, si le manuscrit appartient à la zone géographique d’expansion de l’Ordre, il est ancien et que son contenu n’est pas, au départ, typiquement prémontré. A titre d’exemple, nous étudierons trois types de correction.
Pour le jour de l’Ascension, l’ordo prémontré donne la rubrique suivante : « Ad majorem missam primum alleluia ‘Non vos relinquam’, secundum ‘Ascendens Xristus’ et sequentia ‘Rex omnipotens’ cantatur. In dominica sequenti primum alleluia ‘Ascendit Deus’, secundum ‘Dominus in Syna in sancto’ cum prescripta sequentia cantatur ; prescripta quoque quatuor alleluia per octavam vicissim cantentur 20 ». La succession originelle donnée dans le Graduel de Bellelay (f. 226) est All. Ascendit Deus et All. Dominus in Synai, série à laquelle on a substitué celle prescrite dans l’ordo - All. Non vos relinquam et All. Ascendens Xtus - sans avoir barré ou gratté les deux précédents incipit mais en citant seulement les deux nouveaux incipit. Le Graduel de Bellelay révèle donc, sur ce point, un état antérieur à la rédaction de l’ordo prémontré.
Pour la fête de Marie-Madeleine, en juillet, là encore le Graduel de Bellelay propose un état liturgique qui a été remanié (f. 320). La comparaison de cet office avec la version contenue dans le missel d’Arne (BnF lat. 833) donne l’ensemble suivant :
LAT. 833 | BELLELAY |
Int. Gaudeamus | Int. Gaudeamus |
Gr. Adjuvabit Audi filia | Gr. Audi filia |
All. Optimam partem | All. Surrexit Dominus Optimam partem |
Off. Angelus Filiae regum | |
Co. Quinque prudentes | Co. Dilexisti Quinque prudentes |
Les corrections apportées à la leçon de Bellelay sont bien des corrections prémontrées et ceci est d’autant plus manifeste que l’alleluia Optimam partem n’est cité qu’une seule fois dans Bellelay, à cet office précis et seulement par l’incipit, sans que la pièce ne figure dans son intégralité à un autre endroit du manuscrit.
Pour la messe de la Chaire de saint Pierre (f. 292), l’ordo donne la succession de pièces suivantes : introït Statuit, graduel Juravit, trait Tu es Petrus, offertoire Veritas et communion Tu es Petrus. Comme le remarque Lefèvre, « la messe propre de la Cathedra Petri est inscrite sans variantes dans les missels d’Anvers et d’Arne du XIIe siècle21 » mais ce n’est pas le cas dans le Graduel de Bellelay : le graduel était originellement Exaltent eum dont a seulement gratté l’incipit pour lui substituer le graduel Juravit, par mention marginale.
Quelques remarques encore sur certains ajouts marginaux dans le Sanctoral : saint Thomas martyr ajouté au début du XIIIe s. et la fête commune Divisione apostolorum célébrée depuis le milieu du XIIe siècle mais dont certains témoins tel que l’antiphonaire d’Auxerre, Paris, BnF lat. 9425 (XIIe siècle) gardent, comme le Graduel de Bellelay, une mention ajoutée plus tardivement (XIIIe siècle). L’office de saint Augustin a subi des retouches lors de la rédaction de l’ordo à la fin du XIIe siècle : ceci explique sans doute son ajout marginal, postérieur dans Bellelay qui ne le contenait pas à l’origine (f. 332).
Notes