4. Conclusions  

A bien des égards, le Graduel de Bellelay est un manuscrit important dont l’étude est d’un grand intérêt pour l’histoire de la liturgie et du chant médiéval. Comme tout manuscrit, c’est une source unique et originale : son élaboration, sa rédaction et son contenu témoignent donc d’une histoire particulière, particulièrement riche dans ce cas.

Le livre est intimement lié à la fondation et à l’histoire de l’abbaye de Bellelay mais il n’est pas jurassien d’origine, ni même sans doute prémontré au début. C’est un manuscrit qui, dans sa première rédaction, témoigne d’attachements liturgiques et musicaux avec le Nord-Est de la France, les Ardennes et le Hainaut, dans une aire géographique comprise entre Laon et Namur. La notation messine du manuscrit renforce encore ce constat. Peut-être peut-on évoquer avec assez d’insistance la proximité étonnante du Graduel de Bellelay avec les manuscrits d’Andenne, une abbaye très importante au Moyen Âge transformée au XIe siècle en chapitre séculier. Proche d’Andenne, on doit aussi mentionner l’abbaye de Floreffe, une des premières fondations prémontrées (1121). L’aire géographique comprenant les originalités proches d’Andenne et relevées dans Bellelay se confond avec l’aire géographique dans laquelle naît et se développe l’Ordre de Prémontré.

Par ses corrections, ses repentirs, ses ajouts de première main, nous voyons que la rédaction du manuscrit a été soignée. Les corrections et ajouts postérieurs (fin XIIe s. – XIIIe s.) montrent comment on a cherché à aligner, dans un deuxième temps, le contenu du manuscrit sur l’ordo prémontré récemment promulgué, sans toutefois faire disparaître certaines originalités  contenues dans la source première. Le Graduel de Bellelay est donc antérieur à cet ordo et également antérieur aux premières sources musicales indiquées par Lefèvre comme étant prémontrée, tel le missel d’Arne, Paris BnF, lat. 833.

On peut donc conclure sans difficultés que le Graduel de Bellelay n’était pas purement prémontré au départ mais qu’il l’est devenu : la relation avec le Graduel d’Andenne témoigne avant tout et suffisamment d’un enracinement dans des traditions locales qui ont perduré en étant consignées. Tout le répertoire commun entre Bellelay et, ensuite, les sources prémontrées révèle une identité de répertoire qui doit davantage à l’origine géographique des sources  laquelle se superpose à l’aire géographique de développement de l’Ordre de Prémontré – certains usages devenant dans ce cas des éléments caractéristiques du rite prémontré – plutôt qu’à l’ordre prémontré lui-même. Dans ce sens et de manière très remarquable, le Graduel de Bellelay rend compte de la manière dont l’Ordre prémontré a forgé son rite et son répertoire musical en puisant avant tout dans les traditions locales où il a pris son premier essor. Le Graduel de Bellelay est le manifeste d’une forme d’acculturation significative qui explique la genèse, la fondation et le développement d’une tradition de chant au Moyen Âge.

L’analyse du Graduel de Bellelay est également très intéressante. La rédaction de première main montre que le texte a d’abord été copié, puis la musique : la main du copiste de la musique et la couleur de l’encre témoignent, lors de la copie de la musique, d’une relecture attentive qui se traduit par des repentirs divers (grattages, ratures, ajouts de mots manquants) et de nombreux ajustements entre le texte et la musique. Dans des cas ambigus ou mélodiquement complexes, le copiste a ajouté de légers traits de plume pour faire coïncider les syllabes du texte avec les groupes neumatiques constituant la mélodie. Le manuscrit ainsi rédigé avait donc une finalité pratique évidente. Les mains postérieures qui se sont succédées amendent cette première rédaction en complétant certains oublis textuels non repérés lors de la rédaction originale. Elles corrigent et complètent le dispositif liturgique selon l’ordo prémontré sans toutefois soustraire du répertoire des pièces originales qui soit ne rentrent pas dans la tradition prémontrée, soit sont encore situées sous des rubriques liturgiques divergentes dans l’ordo prémontré.

L’étude de la copie de la musique fournit des données très passionnantes sur l’environnement intellectuel du copiste, sur la qualité de la mémoire musicale médiévale. Le manuscrit n’est pas une partition mais davantage une trace, reflet d’une pratique du chant liturgique à un moment donné de son histoire. Il ne contient donc pas les informations qui ont été évidentes pour le copiste dans son temps et dans son contexte mais qui, pour nous, peuvent être source d’embarras et de perplexité.

La bémolisation des pièces rentre précisément dans ce cadre, dans la manière d’écrire le bémol et d’en délimiter le champ d’action, dans la manière aussi de ne pas l’écrire parce qu’il est évident pour le chantre. Dans ce cas, certaines pièces transposées montrent que le contenu original comprend bien un bémol non noté. Tous les demi-tons « naturels » ne le sont donc pas et renvoient à une appréciation particulière, au cas par cas, par rapport à l’histoire de la pièce concernée mais aussi par rapport à l’histoire du genre : le comportement du copiste n’est, en effet, pas toujours le même selon qu’il s’agit d’un introït, d’un graduel , d’un alleluia ou d’un autre genre, chacun d’entre eux ayant sa genèse et son développement propres, lesquels ont sans doute conditionné des réactions également propres et identifiables, des habitudes établies au cours des temps. Ce constat rejoint les modes spécifiques d’écriture de chacun de ces genres : le graduel a souvent les cadences du répons et du verset abrégées (presque systématiquement quand la pièce est en  mode de fa), le dernier verset d’offertoire est presque systématiquement transposé (phénomène commun au XIIe siècle), etc.

Le phénomène de transposition des mélodies est également très remarquable dans ce manuscrit. On peut distinguer deux questions principales à ce sujet. Premièrement, un grand nombre de mélodies sont notées transposées par rapport à la version grégorienne la plus commune et très souvent, on retrouve cette transposition dans les sources proches du Graduel de Bellelay, tel le Graduel d’Andenne. Il ne faut peut-être pas voir dans ce parallèle un argument aussi flagrant de la proximité géographique des deux sources que les arguments plus évidents que nous avons déjà cités. Tout au plus, nous pouvons constater une identité qui traduit certainement une manière d’entendre la pièce selon des critères pratiques et/ou théoriques communs, un goût musical spécifique et identifiable dans le temps. Deuxièmement, dans le Graduel de Bellelay,  une même mélodie n’est pas toujours notée de la même façon soit que la graphie des neumes diffère légèrement en fonction de la sensibilité et de l’individualité du copiste, soit que la mélodie est précisément transposée, notée à une hauteur différente. Ce point est d’un extrême intérêt. Il révèle finalement l’indépendance du copiste par rapport à un outil d’écriture solfégique pourtant précis ; il indique que le copiste avait une connaissance théorique de la musique suffisamment grande pour noter indifféremment une pièce dans différents états en jouant des transpositions et de la solmisation ; il témoigne surtout de l’extrême subtilité et de la grande complexité de la mémoire musicale médiévale.

Tout manuscrit est mémoire et la composition écrite participe  d’une remémoration dans la reconnaissance d’abord visuelle qui appelle et sollicite la voix, mais le témoignage du Graduel de Bellelay  montre que si l’œil « qui voit et entend » peut se satisfaire de copies différentes comprises comme des images similaires, de comptes rendus variés mais suffisants d’une pièce identifiée comme étant toujours la même, c’est que la vraie mémoire - celle intérieure, celle de la pratique, celle du « par cœur » - existe toujours en amont, comme tout préalable à l’écriture. C’est elle qui prévaut au bout du compte et permet de comprendre le manuscrit noté dans toute sa dynamique, dans sa pleine richesse et sa complexité.