III-A. La graphie musicale, les neumes

Le contact du lecteur avec la musique s’établit par l’intermédiaire des neumes, graphies musicales rendant compte d’événements sonores. Ces signes n’indiquent pas intrinsèquement des notes mais des intentions musicales. Ce n’est qu’à travers l’évolution des notes les unes par rapport aux autres que les neumes prennent sens. Ils sont le résultat d’une approche fondamentalement empirique visant à projeter graphiquement un mouvement mélodique chanté. L’interprétation écrite de ces gestes ne pouvait pas alors s’exprimer uniformément dans l’Europe chrétienne car elle touche à la sensibilité individuelle des notateurs. Selon les zones géographiques, différents types de neumes ont donc vu le jour et ont ensuite perduré dans des traditions d’écriture.

Le Graduel de Bellelay s’inscrit dans une tradition graphique appelée « notation messine » dont l’un des principaux témoins est un Graduel écrit à Laon au Xe siècle3. Originellement, ce type de notation se rencontrait dans l’ancienne Austrasie, mais elle s’est rapidement étendue à l’ensemble du bassin rhénan. Elle se reconnaît à la graphie particulière de ses neumes alliant les pleins et les déliés d’une plume très souple. Elle fait également un très large usage de lettres additionnelles qui donnent un surplus d’indications sur le chant4.

Lettres mélodiques l = levate
h = humiliter
eq = equaliter
Lettres rythmiques t = tenete
a = auge, augete, ample
c = celeriter
n = naturaliter
m = mediocriter 

Dans la tradition messine, le Graduel de Bellelay est un exemple avancé de notation neumatique. La notation a subi des évolutions par rapport aux origines. Notées sur quatre lignes, les hauteurs auparavant suggérées sont désormais dotées de significations précises. Alors qu’il était préalablement nécessaire de connaître les chants pour pouvoir réinterpréter les neumes, l’ajout de lignes permet une lecture directe des mélodies. Il convient également de noter que les lettres additionnelles ne sont pas employées dans ce manuscrit.

Comme le montre le tableau suivant, la graphie des neumes reste toutefois clairement apparentée à l’exemple messin. Organisé en deux colonnes, il s’efforce de récapituler les principaux neumes employés dans le Graduel de Bellelay. La colonne gauche montre leur graphie simple et celle de droite, quelques unes des formes modifiées par des liquescences. La classification des neumes s’organise par le nombre de mouvements mélodiques qu’ils impliquent. La distropha et la tristropha sont à envisager séparément car elles se basent sur la répétition d’une même hauteur.

Graphies indiquant un mouvement mélodique
Nombre de notes Noms des neumes Graphies simples Graphies indiquant une particularité d'ordre phonétique
Liquescence
1 Virga absente car notation sur ligne
Punctum et Tractulus
2 Clivis
Pes
3 Porrectus
Torculus
Climacus
Scandicus
4 Porrectus flexus
Pes subbipunctis
Scandicus flexus
Torculus resupinus
Graphies comportant un unisson
2 Distropha
3 Tristropha

Les liquescences sont des spécificités propres aux notations neumatiques du Moyen Âge qui ne trouvent pas d’équivalent dans l’écriture musicale moderne. Elles renvoient à un phénomène vocal provoqué par une difficulté phonétique. De par leur nature, elles ne se rencontrent pas entre deux voyelles lorsque l’articulation syllabique est simple.

Exemple : Alleluia, Christus resurgens.

Partie dynamique Partie dynamique Partie dynamique

Trois liquescences apparaissent dans ce fragment mélodique sur les mots : illi, ultra et non. Pour le premier cas, les deux neumes s’enchaînent sur et il convient d’effectuer un léger décrochement vocal pour faire ressortir le double phonème «  l  ». Ce phénomène se répète au mot suivant ultra où la prononciation du «  l  » avant la dentale «  t  » nécessite une articulation particulière. Enfin, un neume d’une seule note correspond au mot non, mais l’enchaînement non dominabitur implique une distinction du «  n  » final.

Ces considérations ouvrent de larges perspectives quant à la prononciation du latin médiéval. D’un point de vue moderne, illi ne présente pas de difficulté. La répartition phonétique s’effectuerait en deux parties : «  i-lli  ». Mais ce n’est pas la prononciation indiquée. Les chantres du Moyen Âge articulaient de la manière suivante : «  i-ll-i  ». Ce schéma se répète pour les autres exemples : «  ul-tra  » et «  non-do…  » qui constitueraient les articulations modernes sont indiqués au contraire «  u-l-tra  » et «  no-n-do…  ».

Des particularismes locaux peuvent apparaître de cette manière. Par exemple le mot «  sollempnitatis  » [sollemnitatis] est difficilement prononçable d’un point de vue moderne car l’enchaînement de trois consonnes constitue un usage linguistique perdu. Cette diphtongue ne présentait pas de difficultés au Moyen Âge ou du moins, ne nécessitait pas une attention particulière d’un point de vue musical. Si cela n’avait pas été le cas, l’enchaînement des trois sons « m-p-n » aurait été reporté par une liquescence entre le si et le do. Pour les trois sons écrits dans le texte, seules deux notes ont été dessinées. La difficulté est écrite dans le texte sans être reportée musicalement. La seule lecture du « p » provoque l’articulation entre -lem et -ni. La liquescence est donc implicite dans le texte et cet enchaînement linguistique ne devait pas poser de problème d’élocution aux chantres du Moyen Âge.

Exemple : Offertoire, In die sollempnitatis.

Pour les trois sons présents dans le texte ci-dessus, seuls
                                deux ont été notés d’un point de vue musical.

Pour les trois sons présents dans le texte ci-dessus, seuls deux ont été notés d’un point de vue musical.

Notes

3 Dom André MOCQUEREAU (dir.),  Antiphonale Missarum Sancti Gregorii IXe– Xe siècle, Codex de la Bibliothèque de Laon, Paléographie Musicale, X, 1909.

4Marie-Noëlle COLETTE, Marielle POPIN, Philippe VENDRIX, Histoire de la notation du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Minerve, 2003.