L’emploi des notions d’ « écriture » et de « notation » nécessite une certaine prudence. Certes, la consignation des mélodies sur lignes rend possible une lecture du Graduel de Bellelay. Toutefois, les hauteurs ne sont pas à comprendre comme des valeurs absolues. Les nombreuses répétitions montrent qu’il existe plusieurs interprétations concomitantes pour une même pièce. Il convient alors de les confronter et de les éclairer par des apports théoriques contemporains. L’écriture n’est donc pas le signe d’un référent absolu et universel et elle ne doit donc pas être prise comme un solfège.
Dans ce cadre, la compréhension de la modalité et de la solmisation médiévale est essentielle pour l’approche de cette musique. Non seulement elle renseigne sur le contexte intellectuel et pratique dans lequel elle a été façonnée, mais elle éclaire bien des cas qui paraîtraient autrement très obscurs. Elle renseigne également sur le statut de l’écriture par rapport à une pratique vivante.
Certaines pièces sont répétées durant l’année liturgique. Elles ne font pas l’objet d’une récriture intégrale. Seul l’incipit apparaît avec une référence renvoyant à sa première apparition dans la source. Lors de ces répétitions, l’objet musical est le même. Pourtant, cette récriture n’est pas nécessairement identique.
C’est le cas, par exemple, de l’introït Deus in adjutorium. Il apparaît deux fois dans le Graduel : la première à la cinquième férie de la deuxième semaine du Carême et la seconde au douzième dimanche après la Pentecôte sous la forme d’un incipit.
Exemple : Introït, Deus in adjutorium.
a/ Cinquième férie de la deuxième semaine du Carême.
b/ Douzième dimanche après la Pentecôte.
La seconde apparition renvoie clairement à la première car les scribes notent seulement l’incipit lorsque la pièce est déjà connue. Pourtant, les clefs de départ sont différentes et les notes ne sont donc pas identiques. La pièce ne serait-elle pas vraiment la même ? La solmisation apporte une réponse à cette interrogation. Si les hexacordes employés ne sont pas les mêmes, le résultat est identique : ut fa re re ut ut la sol fa sol re fa fa sol fa fa. La première version se lit en hexacorde par nature avec une muance passagère dans celui par bémol. La seconde version s’effectue en revanche dans l’hexacorde par b carré avec une muance dans celui par nature. Malgré ces différences apparentes, la mélodie reste la même. Les deux interprétations sont en 7e mode (tetrardus authente). La mélodie a juste été transposée sur c à la première apparition. Même si ce sont des mains différentes qui les ont consignées (remarquons par exemple la nuance dans la graphie du climacus sur -in), il s’agit indiscutablement de la même pièce.
L’importance des hauteurs n’est que toute relative par rapport à celle du dessin mélodique. Les scribes peuvent faire référence à la même œuvre en écrivant une mélodie transposée. Il n’est même pas toujours nécessaire que l’incipit musical soit re-noté sur lignes. Un bref rappel des premiers neumes suffit à évoquer une pièce, comme le montre le graduel Gloriosus.
Exemple : Graduel, Gloriosus.
a/ Messe des saints Fabien et Sébastien.
b/ Messe pour plusieurs Vierges.
Noté plusieurs fois tout au long du Sanctoral, seule sa première consignation est intégrale. Sa dernière apparition présente la particularité de montrer les cinq premiers neumes sans référence aux hauteurs. Rapidement écrits, ils ont vraisemblablement été dessinés sans soin particulier. Pourtant ce vague dessin mélodique suffisait à évoquer musicalement le graduel concerné. Ce fragment écrit n’a donc pas réellement de valeur solfégique. Il renvoie juste à une image commune d’une pièce (dessin du mouvement mélodique) dont le contenu musical est acquis dans la mémoire : le lecteur n’avait qu’à y puiser pour retrouver la substance mélodique qu’il devait chanter.